André Coscoquela
(Page mise en ligne le 11 novembre 2022)

André Coscoquela est né à Aiguillon le 21 février 1909. Il a été élève de l'Ecole Normale d'Instituteurs de Montauban de 1925 à 1928. Il fut instituteur à Dondas, à Aiguillon de 1931 à 1934, à Lausseignan, à Nicole (où il éduqua le futur chanteur populaire Hugues Auffray), à Ségalas puis à Moncaut. Avec sa femme, également institutrice, ils prirent leur retraite rue de Visé à Aiguillon où ils sont décédés en 2003.
Pour collaborer à la préparation d'une exposition sur la 1ère Guerre Mondiale dans le cadre d'un Projet d'Action Educative présenté par Madame J.L., professeur de Lettres au Collège Stendhal, en 1997, André Coscoquela a accepté aimablement de rédiger ses souvenirs personnels de cette période à Aiguillon. Nous avons transcrit son émouvant récit ci-dessous :

Souvenirs d'enfance de la guerre 1914-1918

La mobilisation.
2 août 1914, je pense que ce jour-là est resté dans ma mémoire comme le plus ancien de mes souvenirs. J'avais cinq ans et demi. Ce jour bouleversait ma vie. Mon père était mobilisé et devait partir dans son lieu d'affectation. Je fus à la gare avec mes parents, ma tante Célestine -- la tante de Buzet -- pour voir partir mon père, Placide et mon oncle, Joseph. le premier partait au 143ème régiment d'infanterie de ligne, à Carcassonne. le second partait au 15ème d'infanterie à Albi. Beaucoup de monde à cette gare pour le départ de nombreux mobilisés d'Aiguillon et des communes environnantes. Beaucoup de pleurs, chez les mères, les épouses, les fiancées, les enfants. Ces derniers suivaient, inquiets, pressentant que ce jour n'était pas comme les autres. Les hommes étaient graves, soucieux. Combien de ces partants ne sont pas revenus! Je ne revis mon père que le 19 janvier 1919 après quetre ans et demi de captivité. Je ne revis jamais mon oncle, porté disparu au Mont Kemmel, en Belgique, le 13 novembre 1914. Son corps a été enseveli dans l'eau d'un trou d'obus, ou déchiqueté par les bombardements, perdu à jamais. Il était devenu pour toujours "le pauvre Joseph".
Ce jour de la mobilisation et les jours suivants, Aiguillon était en effervescence. La plupart des hommes valides étaient partis. Ne restaient que les femmes, les enfants, les jeunes gens, les vieillards, et enfin ceux que l'on nommait avec quelque mépris "les embusqués". Ces derniers suscitaient les jalousies et étaient montrés du doigt. On chechait les raisons de leur maintien à l'arrière, et un mot les résumait toutes, le piston.
Les patriotes parcouraient les rues en criant : "A Berlin! A Berlin!" Un colonel de gendarmerie à la retraite, nommé le colonel Tasson, demeurant au bas de la rue Marceau, parcourait les rues à cheval en criant : "A mort Guillaume! A mort le Kronprinz!" Il ne pouvait pas prévoir que deux des siens auraient leur nom sur le monument aux Morts de Saint-Pierre-de-Buzet avec celui de mon oncle.
D'autres, plus réservés, étaient sceptiques et inquiets. Ils ne disaient rien, par crainte de passer pour des anti-patriotes, des révolutionnaires, voire des suspects.
C'est dans cette atmosphère que commença la guerre.

La vie dans ma maison.
Ma mère, restée seule avec moi, devait subvenir à tous nos besoins. Les "allocations", mot magique pour moi, étaient maigres. Je n'avais que cinq ans et demi et cette attribution me semblait une espèce de charité et je me sentais en quelque sorte diminué, humilié devant ceux qui étaient pour moi d'un rang social plus élevé! Ce sentiment m'est toujours resté. Les pauvres ont leur fierté et sont très sensibles à ce point de vue. Fort heureusement ma mère trouvait du travail comme femme de ménage, travail pénible, peu payé à l'époque car le salaire était à la merci de l'employeur, sans couverture sociale. Aucun organisme n'existait pour défendre les salariés. Ma mère avait des maisons sûres, et je me souviens encore de la bonté de certaines familles. L'on m'offrait parfois le goûter à la sortie de l'école, quelquefois aussi une paire de sandaless, ou des sabots, ou un tablier d'écolier, toujours noir.
Pour le Nouvel An, les enfants des pauvres allaient souhaiter la bonne année chez les riches maisonnées :
-- "Bonjour Madame, je vous souhaite la bonne année et une bonne santé pour tous!
-- Qui es-tu mon petit?"
Selon le hasard ou l'humeur, la dame nous donnait un sou, quelquefois deux. En qualité de fils de prisonnier, on me donnait toujours.
Ma mère avait un autre travail, elle cousait des peaux. Un industriel de l'époque, Monsieur Berthy, propriétaire d'une usine de chaussures, à l'emplacement actuel du jardin public de la rue de la République, recevait des peaux de mouton tannées, prêtes à monter en gilet. C'étaient les célèbres peaux que revêtaient les poilus, au front, pour se protéger un peu du froid. On faisait la queue pour en recevoir un lot. Les protégés en recevaient plus que les autres. Les ouvrières étaient payées à la pièce, un maigre salaire sans doute, car on a toujours su profier de la misère des humbles. Le bruit courait que cet industriel s'enrichissait aux dépens de ces pauvres femmes.
Le montage était pénible car les peaux étaient épaisses et dures. Les doigts étaient endoloris, car, à force d'enfoncer l'aiguille à longueur de journée, le dé les blessait. Ma mère travaillait souvent une partie de la nuit, à la lueur d'une lampe à pétrole. L'hiver, les mains étaient engourdies et ma mère soufflait dessus pour les réchauffer. Parfois sa sœur, la tante de Nérac, venait l'aider.
Les ménages et les peaux, voilà le moyen de subsister de la famille, avec en plus une maigre allocation.

L'école.
A l'école, la Guerre faisait son apparition dans les programmes : on enseignait le patriotisme. On parlait familièrement de bombardements, de tirs de barrage, de barrages roulants, de schrapnells, de fusants, de percutants, de bombes, de mitrailleuses (Saint-Etienne, Hotchkiss, Maxims). Nous connaissions les divres calibres, 75, 120 longs ou courts, 210, 220, les 77 et les 88 autrichiens ... etc ... enfin, la Grosse Bertha qui bombardait Paris. Les saucisses, les Zeppelins, les Taube, les Morane, les Nieuport faisaient partie de notre vocabulaire. Les noms des généraux nous étaient familiers, ainsi que ceux des héros de la Guerre, comme Guynemer. Les boyaux, les tranchées, les parapets, les postes d'écoute, d'observation, les créneaux, les abris, les postes de secours, tous ces mots envahissaient notre vocabulaire. Nous appenions des récitations et des chants patriotiques, ainsi que des marches militaires. Parfois, le corps d'un tué à l'ennemi était rapatrié et les obsèques donnaient lieu à des cérémonies patriotiques. L'école envoyait une délégation et nous assistions à des scènes pénibles où toute une famille pleurait un fils, un époux, un père, un fiancé. Quelle tristesse! Tout cela nous mûrissait et nous ne pouvions profiter pleinement de l'insouciance de l'enfance. Les instituteurs étaient en grande partie mobilisés, ils étaient remplacés par des institutrices. C'est ainsi que j'eus comme maîtresses Madame Blanchard, Madame Blanc, Mademoiselle Harribey et Mademoiselle Tolose.

Les jeux.
Les jeux étaient aussi axés sur la guerre. Nous conservions évidemment les jeux du temps de paix. Billes, toupies, balles , saute-mouton, barres, marelle. Mais nous étions aussi des soldats et nous organisions des batailles. Les grands, les forts étaient des Français, des alliés. Les petits, les faibles, étaient les Allemands, toujours vaincus, et baissaient la tête, honteux, à la fin des combats. Il y avait, fictivement, des blessés, des morts, des prisonniers, surtout dans le camp prussien. En grandissant, nous passions du camp des vaincus à celui des vainqueurs, avec fierté. Les tabliers faisaient parfois les frais de la bataille et les mères nous grondaient quand elles devaient réparer les dégâts. Les maîtres ou maîtresses nous calmaient à l'école, mais il y avait le jeudi, les jours fériés, les vacances pour nous débrider.
La vie déteignait sur nous et la guerre faisait partie de notre existence.

L'approvisionnement.
Le rationnement que nous avons connu pendant l'occupation [40-45] existait déjà pendant la guerre 14-18. Il y avait des tickets pour le pain, l'huile, le beurre, le lait, le savon, les pâtes, la viande, le pétrole, les bougies. Le tambour de ville passait dans les rues pour annoncer la distribution éventuelle de produits rationnés. Nous recevions parfois des biscuits que l'on faisait tremper dans de l'eau. Ils gonflaient et devenaient du pain -- un pain qui nous paraissait excellent et que l'on dégustait comme un gâteau.
Je me souviens surtout de la vente de viande dite "frigorifiée". Cela se passait sous la halle. La viande était dure et les bouchers la découpaient à la scie et au hachoir. Les favorisés, ceux qui avaient de l'argent, en recevaient en général plus que les autres, et bénéficiaient des meilleurs morceaux. Le contrôle n'était pas très sévère. Si le mot "marché noir" a fleuri durant l'occupation 40-45, la chose existait pendant la guerre de 14.
Le pain surtout manquait. Je me souviens très nettement du premier Janvier 1916, pauvre jour de l'an, ma mère pleurant à table, assise en face de moi, car elle n'avait pas une bouchée de pain à me donner. Manque de tickets ou manque d'argent? Je n'ai jamais posé la question. Mais pensez, une mère qui n'a pas une bouchée de pain pour son enfant! Pauvre mère qui se privait tant pour moi sans que je m'en rende compte. Et moi, trop jeune, insouciant sans doute, égoïste aussi, sûrement aveugle. je ne comprenais pas que ma mère se saignait et se privait pour moi. Plus tard je compris! Et durant l'occupation, ma mère aurait recommencé à se priver pour nous. Mais j'étais alors un homme et mon père était là, et je me souvenais de 14-18.

Faits divers.
Parfois, des troupes de passage stationnaient à Aiguillon. C'était pour nous, enfants, et surtout pour les garçons, une journée animée et agréable. Nous allions sur la place, autour de la halle, admirer les cuisines roulantes et suivre les occupations des cuistots. Dans d'énormes marmites cuisaient la soupe, les sauces, "la barbaque". Nous assistions à la distribution du pinard, du jus, car nous connaissions tous les termes utilisés par les soldats. Nous connaissions les cabots, les sergents et le juteux. Nous allions au foirail car là il y avait des chevaux et nous aimions voir le pansage et le travail des conducteurs. Une ombre au tableau, les militaires logeaient chez l'habitant. Les officiers chez les riches, les sous-officiers chez les gens aisés et les soldats chez les autres. Notre maison se composait d'une grande cuisine (chaises, table, buffet, une armoire, un lit) et d'une seule chambre avec deux lits au premier étage.
Malgré les réclamations de ma mère, seule avec moi, nous devions loger deux soldats qui couchaient dans la cuisine. Ils arrivaient avec un billet de logement. Ma mère avait peur, moi aussi, peur des soldats, des fusils, des cartouches, des baïonnettes. Mais tout s'est toujours passé normalement, sans incident. C'était une peur quelque peu inexplicable, mais à cette époque, les gens étaient plus peureux qu'aujourd'hui. On craignait tout étranger au pays.

Les nouvelles.
Les nouvelles du front étaient rares, tardives. Pas de radio, pas de téléphone. Les gens lisaient peu les journaux. Ces derniers étaient d'ailleurs sévèrement censurés et ne pouvaient donner que des nouvelles officielles, bien triées, tronquées et surveillées de près. Deux d'abord, La Dépêche du Midi et la Petite Gironde. Plus tard, un troisième parut, Le Petit Bleu dénommé ainsi car sa feuille était
effectivement d'un bleu pastel. Ma mère ne pouvait se permettre d'en acheter, et nous lisions les nouvelles dans le journal d'un voisin aisé.
Il y avait aussi parfois, à la mairie, des affiches informant la population de la conduite de la guerre. Parfois s'y ajoutaient des listes de prisonniers, de blessés, de tués. Le tambour de ville parcourait les rues en annonçant l'affichage de ces listes. Ma mère, mes tantes, moi-même y allions.
C'est ainsi que nous apprîmes que mon oncle Joseph était porté disparu, que mon autre oncle était blessé, que mon père était prisonnier en Allemagne. Plus tard, par la Croix-Rouge, nous eûmes confirmation que mon père était au camp de Doeberitz, en Prusse. Quelques semaines après, nous apprîmes que les Aiguillonnais Lamarque, Roig, Dubreuil, un coiffeur de Port-sainte-Marie nommé Bercenas et le baron de Ranse -- ce dernier ayant alors sa résidence à Paris -- étaient prisonniers dans le même camp.
Lorsqu'une famille recevait des nouvelles, elle en faisait part aux autres. Et je me souviens d'être allé plusieurs fois à Port-Sainte-Marie, à pied, avec ma mère, pour avoir des nouvelles de mon père par l'intermédiaire de ce coiffeur.
Un jour, sur un coup de tête, excédé par l'attitude d'un gardien, mon père se révolta. Il fut alors expédié dans un camp de représailles en Saxe, dans le camp de Saxewedel. La discipline y était très dure.
Il contracta dans ce camp une grave pleurésie et fut soigné par un médecin de la marine allemande, lequel, blessé, assurait le service sanitaire de ce camp.
Pour sa convalescence, mon père fut recueilli dans le château voisin, propriété de ce médecin. Il y termina sa captivité comme répétiteur d'espagnol auprès de la fille de cet officier qui étudiait cette langue, langue maternelle que mon père utilisait normalement avec ses parents.
Mon père recevait des colis de la Croix-Rouge, de ma mère et d'une dame de Paris, sorte de marraine de guerre, Madame Bossion. Nous recevions des lettres de temps à autre, et quelquefois des photos.
A la mobilisation, mon père ne savait ni lire ni écrire, n'ayant jamais été à l'école, loué dès son jeune âge comme domestique agricole. Mais il y avait avec lui un instituteur prisonnier qui se fit expédier des livres scolaires. Mon père apprit avec lui à lire et à écrire. Il en arriva à ne plus avoir besoin d'un intermédiaire pour lire les lettres de ma mère et pour écrire les siennes. A son retour, assis à la table en face de moi, le soir, il étudiait mes propres leçons et faisait aussi mes devoirs. Je l'aidais de mon mieux. Il me suivit dans mes études jusqu'à mon certificat d'études. Aussi, pour lui, l'instruction c'était quelque chose de sacré. Cet apprentissage de la lecture, de l'écriture, puis du calcul écrit est sans doute le seul bénéfice qu'il retira de la guerre.

Les blessés.
Un jour, des blessés arrivèrent à Aiguillon. J'étais encore à l'école maternelle, annexée à l'école des filles, au foirail. Cette école fut réquisitionnée et transformée en hôpital militaire temporaire. Elle fut déplacée sur les promenades à l'emplacement de l'actuel Hôtel restaurant de l'Etoile. C'est là, à la rentrée de Pâques, en 1916, que je fus dirigé vers l'ancienne école primaire de garçons, annexée à l'école Primaire Supérieure de l'époque, sur l'emplacement actuel du Lycée. Elle était dirigée par Monsieur Jean-Emile Bazin.
Les salles de l'école des filles avait été transformées en salles d'hôpital. Des dames des familles riches ou aisées servaient à titre d'infirmières de la Croix-Rouge. Habillées de blanc, elle jetaient une note particulière dans le village. Car, en ce temps-là, il n'y avait d'infirmières que dans les hôpitaux de ville. Nous les admirions et les respections à la fois car elles étaient à peu près toutes d'une condition sociale élevée. Les autres devaient travailler pour vivre.
Nous fréquentions des blessés au foirail, sur la place, sur les promenades, dans les rues. Nous aimions leur parler. Nous compatissions à leurs souffrances. Nous écoutions leurs récits. Mais ces derniers étaient vraissemblablement tronqués, par ordre. Des affches appelaient à la prudence : "Taisez-vous. Méfiez-vous. Des oreilles ennemies vous écoutent." voyait-on sur les panneaux des murs.
Il y avait aussi des blessés à l'hospice, actuellement la maison de retraite et plus anciennement l'Ecole des filles. Cet hospice était tenu par des religieuses du couvent de Feugarolles que l'on rencontrait avec leur grande cornette blanche sur le chemin de l'Eglise, aux heures des offices.
Les blessés qui pouvaient marcher se promenaient en ville. Les pansements, les bandages, les béquilles, les voiturettes, les cnnes attiraient notre attention. Tout nous rappelait cette horrible guerre, tout nous troublait. Une certaine gravité nous habitait, nous enveloppait à notre insu. Tristesse des temps!
Nous reconnaissions les divers grades -- du simple soldat aux officiers. nous savions difféencier les armes (fantassins, artilleurs, cavaliers, troupes coloniales) et tous les services de santé militaire -- médecins, pharmaciens, dentistes, vétérinaires. L'armée nous était familière. Nous n'étions pas de vrais enfants. La guerre nous tenait trop. Misère!

Les épidémies.
Il y eut, pendant cette guerre, des épidémies de diphtérie et de fièvre typhoïde, toujours graves et souvent mortelles. Et je me souviens de la mort de nombreux Aiguillonnais, adultes ou enfants. Plusieurs camarades d'école (Henri Castéran, un fils Tapie) disparurent ainsi, terrassés par le croup ou la typhoïde
. Pour cette dernière, quand un cas était déclaré, le tambour de ville passait dans les rues pour conseiller de faire bouillir l'eau de boisson et celle qui servait au lavage des légumes crus. La consommation de ces derniers était à éviter.
Il y avait aussi des séances de vaccination anti-variolique chez le Docteur Nebout, au château de Lunac, et chez le Docteur Descomps, sur convocation de la Mairie. Les cas de maladies contagieuses étaient vite connus dans Aiguillon. Ces nouvelles se propageaient rapidement. Les précautions, alors, se multipliaient. Verdunisation [désinfection de l'eau par chloration, testé lors du siège de Verdun en 1916], eau vinaigrée, combustion de papier d'Arménie dont la fumée et l'odeur chassaient, prétendait-on, les microbes. On respirait aussi du camphre dans de petites boîtes, ou dand un sachet pendu au cou par un lacet. Tous les remèdes ou prétendus tels étaient utilisés.
Nous avons, ma mère et, moi-même, franchi cette période sans encombre à ce point de vue, mais non sans précautions. Ma mère me faisait régulièrement prendre de l'huile de foie de morue pour éviter le rachitisme, du sirop dit "dépuratif" pour épurer le sang. Une ancienne patronne de ma mère, Madame Charbonneau, venait parfois de Bordeaux à Aiguillon. Elle m'apportait un "fortifiant", du sirop iodotannique que je prenais avec plaisir -- tant il était bon! Traditionnellement, après les froids de l'hiver, une bonne purge achevait de nettoyer le tube digestif. Je prenais ce jour-là l'affreuse huile de ricin ou "des sels". Les enfants n'y échappaient pas et chacun subissait cette purge. A l'école, nous savions qui et quand y passait. On multipliait ainsi les précautions. Ces mesures portent sans doute à sourire aujourd'hui mais elles n'étaient peut-être pas si inutiles.

La tante Célestine.
Cette tante était la veuve du "pauvre Joseph". Elle habitait aux Menjeons, commune de Saint-Pierre-de-Buzet, à l'orée des bois, et travaillait la petite propriété de mon oncle, composée de quelques arpents de terre, de vignes, de bois et de prés. Elle a exploité cette propriété durant toute sa vie active. A part les labours -- car elle n'avait pas de bétail -- elle faisait tout : bêcher, semer, soigner, récolter. Elle taillait la vigne, la traitait durant la saison, portait comme un homme la lourde pompe à sulfater. Toute la famille l'aidait au moment des gros travaux, en particulier pour les vendanges. Je foulais le raisin, les jambes nues, en dansant dans le pressoir.
Pendant les vacances, comme j'étais le filleul de son mari, elle me prenait pendant quelques semaines. Ma mère m'y menait, depuis Aiguillon, et à pied -- pour économiser l'argent de la voiture à cheval, le taxi de l'époque, qui assurait la correspondance Buzet-gare d'Aiguillon. La comparaison avec un taxi est impropre. Le taxi vous porte où vous voulez, quand vous voulez. Ici, il s'agissait d'un transport régulier, à trajet et à heure fixes, donc un courrier.
Ma tante, comme nous, était pauvre. Sa maison se composait d'une cuisine avec un lit, le sien et d'une chambre à deux lits. Après, c'étaient le chai, avec cuve et barriques, des débarras, un grenier. Quelques volailles, mais surtout un cochon, lequel faisait en quelque sorte partie de la famille. On le surnommait toujours "le noble" et nous étions aux petits soins pour lui.
J'aidais ma tante de mon mieux. J'allais chercher le lait à "Larrabat", le pain et l'épicerie à Saint-Pierre, toujours à travers bois. Au retour, selon la saison, je cherchais quelques champignons, car je connaissais les places pour les cèpes, les champignons des prés, les lactaires. Les chemins étaient tortueux, et je connaissais chaque arbre, chaque taillis, chaque buisson. C'étaient mes repères. j'allais aussi à Buzet, toujours à pied.
Ma tante était très pieuse. A côté de son lit se trouvait une table de nuit. Au-dessus, encadré, le portrait de mon oncle, en uniforme. Sur la table, un crucifix, une statue de la Vierge, un Christ et deux chandeliers. Au milieu, une plaque émaillée, blanche, avec la photographie de mon oncle surmontée d'une inscription : "A mon époux bien aimé, Joseph Augusty, disparu au Mont Kemmel, le 13 novembre 1914." Un peu d'eau bénite, une branche de buis ou de laurier. Cette plaque est scellée sur la tombe de ma tante, au cimetière de Saint-Pierre.
Le matin, à midi, le soir, c'était la prière -- la prière complète, avec toutes les litanies : "tour d'ivoire, arche d'alliance, maison d'or ..." Je donnais les répons : "Priez pour nous" ou "Ayez pitié de nous". C'était long, mais je suivais ces prières avec patience pour faire plaisir à ma tante -- et pour mon oncle. Le Dimanche, comme récompense, je recevais quelque petite pièce et un gâteau.
J'étais heureux aux Menjeons, dans le cadre des bois et la solitude -- car la maison était loin de toute habitation. La maison voisine était souvent vide de location. En cas d'alerte, et pour demander éventuellement du secours, une grosse corne était à portée de main, sur le buffet de la cuisine et pouvait être entendue dans d'une maison située dans le vallon, sur la route de Buzet à Xaintrailles, chez les Lalibert, à cinq cents mètres environ. Elle ne fut, à ma connaissance, jamais utilisée, mais elle nous rassurait, nous étions en sécurité grâce à elle.
Voilà pour la tante Célestine, les principaux souvenirs d'une époque lointaine. Elle avait la certitude que son mari était au Ciel, qu'il la voyait maintenir la propriété en ordre et qu'il nous protégeait. Sa foi était totale. Mériterait-elle un jour d'aller au Ciel le retrouver? C'était son espoir et sa crainte. Cette foi lui a permis de vivre en somme avec l'espérance qu'un jour...! Heureux ceux qui croient aussi fermement, simplement, avec cet espoir de l'au-delà.

L'argent.
Au début de la guerre, l'or était encore utilisé normalement dans les paiements. Je me souviens que ma mère me donnait indistinctement un billet de banque ou une pièce d'or pour payer le pain ou de l'épicerie chez Madame Labernie, au Lot. Puis le gouvernement demanda de verser l'or pour financer la guerre. Le billet de banque devint roi. Puis les pièces de bronze disparurent peu à peu, avec les pièces d'argent. Nous reçûmes alors des tickets en carton --tickets de cinq centimes, de dix, de vingt-cinq, de cinquante, de un franc ... Ces tickets étaient vite ramollis, sales, presque inutilisables. Les prix augmentaient peu à peu avec la raréfaction des denrées. Pour remplacer le beurre, nous avions la margarine, puis la végétaline. Les bougies, le pétrole lampant se raréfiaient. On réquisitionnait un peu tout --le blé, les animaux de boucherie, les porcs, la volaille. Tout se raréfiait et les prix montaient toujours.

Les Américains;
Un jour le tambour de ville annonça le prochain passage d'un convoi d'Américains. Aujourd'hui les Américains nous sont familiers et l'on ne ferait guère attention à eux. Mais alors, les Américains étaient pour nous, en quelque sorte, des gens lointains, inconnus -- des êtres imaginaires, certainement hors série. Nous savions que l'Amérique était entrée en guerre, à nos côtés. Nous étions sauvés!
Nous n'aurions jamais imaginé qu'il en passerait à Aiguillon. Pour nous, c'était un rêve. Tout Aiguillon attendait, des deux côtés des rues. J'étais au croisement de la rue Latournerie et de la rue Gambetta. Un grand cri venu du pont annonça leur arrivée. Nous étions éblouis! C'était féérique! Des soldats en kaki, cette couleur nouvelle pour nous, des chapeaux du modèle adopté plus tard par les boy-scouts. Des bravos, des mains tendues, des vivats. Des acclamations sans fin. Nous étions ivres de bruit, de couleurs.
La colonne s'arrête un instant. Un américain me hisse dans son automobile et m'embrasse! Je suis aux anges mais tremblant de peur. Ma mère est inquète : son fils dans une auto d'Américains! Moi, je suis un héros! Mes camarades m'envient. Longtemps je suis resté "celui qui est monté dans une auto américaine". Quel succès inespéré! La colonne s'ébranle de nouveau. fini le rêve.

Les réfugiés.
Toute guerre a ses réfugiés -- familles qui fuient devant les envahisseurs ou les dangers éventuels. Ces étrangers venaient du Nord, de l'Est, de Paris. A cette époque, Aiguillon était moins peuplé qu'aujourd'hui. Les Aiguillonnais se connaissaient tous, les diverses familles étant à demeure depuis longtemps. Les réfugiés arrivaient dans un milieu stabilisé. Ils troublaient un peu la quiétude. On les reconnaissait immédiatement à leur accent. Ils parlaient "pointu". Ils avaient un comportement différent du nôtre. Nous étions nonchalants, ils étaient pressés. Nous rentrions en nous-mêmes. Une certaine reserve nous séparait.
Si nous considérions ces réfugiés un peu comme des étrangeors, les réfugiés eux-mêmes ne se sentaient pas chez eux. C'était naturel. Ils avaient quitté leur village, leurs parents, leurs amis, leurs voisins, pour se retrouver dans un milieu qui n'était pas le leur et avec des gens qu'ils ne connaissaient pas. Cette situation nouvelle les troublait.
Quelquefois, entre enfants, il y avait de petits heurts, surtout avec les Parisiens qui avaient tendance à afficher un air de supériorité. Souvent ils se moquaient de nous, ils cherchaient à nous éblouir en nous parlant de la Tour Eiffel, de la Concorde, de Notre-Dame, du Panthéon. Bien sûr nous n'avions pas à cette époque voyagé beaucoup -- les déplacements se faisant surtout à pied. Aussi, au début, nous rentrions en nous-mêmes et nous courbions un peu le dos. Cependant, petit à petit, une certaine compréhension se manifesta et la camaraderie s'établit. Après la guerre, la plupart de ces réfugiés partirent. Les quelques rares qui restèrent furent définitivement pour nous "les parisiens", les "parler-pointu".

L'armistice.
Peu à peu, les nouvelles du front devinrent plus rassurantes. On évoquait la fin prochaine de cette guerre. On espérait. Le jour du 11 novembre, avec mon oncle de Nérac, "le grand Pierre", nous pêchions dans le Lot, à la Malette, après le vieux moulin, en face de Vinzelles. Soudain, les deux cloches sonnent à toute volée. Nous comprenons. Vite, les lignes repliées, nous rentrons. Nous apprenons la bonne nouvelle. Je pars en ville acheter chez Madame Aymard du ruban tricolore. Ma mère confectionne une cocarde.
La place était remplie d'une foule joyeuse. On riait. On chantait. On s'embrassait. On pleurait de joie. C'était féérique!
Mais tout le monde n'était pas là. Ma mère était restée à la maison. Elle pensait à son frère, disparu à jamais dans un trou d'obus, un marécage, un éboulement -- perdu à jamais. Les parents des tués, les veuves, les orphelins, les fiancées n'étaient pas de la fête. Des camarades d'école étaient restés chez eux. Pasquet, Huc, Vincent, Bitaubé. Ils ne reverraient jamais leur père. La fête ne pouvait être complète. Trop de deuils. Une certaine tristesse limitait notre joie -- atténuait notre ivresse.

Le retour du père.
Un jour de Janvier 1919, le 19, nous fûmes avertis du retour de mon père, dans un train de la fin de l'après-midi. Je fus mené à la gare par ma tante Antoinette. Ma mère était alitée.
Je vis un inconnu descendre du train. "C'est ton père, c'est ton fils André", dit-elle. Nous nous embrassâmes, émus. J'avais dix ans. Je n'avais de souvenir de lui que par des photos d'un prisonnier.
Je dis : "C'est vous, mon papa?" Je disais "vous" car ma grand-mère paternelle, farouche gardienne des coutumes Aragonaises, ne permettait pas que les enfants tutoient leurs parents. je n'ai jamais entendu mes parents tutoyer ma grand-mère. Mon père ne me permit le tutoiement qu'après la mort de sa mère, en Février 1927. J'avais 18 ans. Mais ce tutoiement n'est jamais bien passé, et, en moi-même, et encore, je vouvoie mes parents. Les habitudes de la prime enfance sont tenaces.
Mon père arrivait d'Allemagne avec un petit pécule. Il fit venir le médecin. Ma mère n'avait pu le faire, elle était sans ressources. Mon père était furieux que la société laisse sans soins une femme de prisonnier. Ma mère se remit lentement. Il me reste de ce temps-là une certaine rancœur contre ceux qui laissent les pauvres sans secours -- dans la misère.
Beaucoup d'hommes manquaient à l'appel. Le monument aux morts en fournit la preuve. Certaines familles avaient perdu plusieurs membres. Madame Sailhan, directrice de l'école des filles, avait ses deux fils tués, la famille Vincent aussi, la famille Lamothe également -- et j'en oublie certainement. Que de malheurs!
Moi, je me souvenais que mon grand-père, dans son agonie de la dernière nuit, alors que mon père était encore prisonnier, n'avait cessé d'appeler son fils du soir au matin : "Placido! Placido!" J'ai encore cet appel dans mes oreilles.
Nous manquions d'argent, mais mon père était revenu et, avec lui, l'espoir de jours meilleurs. Seulement, ces jours se faisaient attendre, car le travail ne revenait pas vite. Les ateliers, les usines, étaient encore fermés. Tout était bouleversé!
Néanmoins, le 21 Février 1919, jour mémorable, ce fut la fête à la maison. On célébrait à la fois le retour de mon père et mon dixième anniversaire. Nous étions heureux. Il me semblait que la misère avait enfin quitté la maison pour se perdre dans la rue.
En attendant la réouverture de l'usine, mon père donnait des journées d'un côté ou de l'autre. Cette situation dura, me semble-t-il plusieurs mois. Enfin, mon père fut réembauché à Nicole -- à la carrière -- et la vie reprit.
Peu à peu, si la pauvreté ne disparut pas, la misère avait franchi la porte de sortie. Et la vie continua, la vie d'un ménage d'ouvriers, travailleurs et économes. Mon père n'allait jamais au café. Pour améliorer notre sort, il travaillait un jardin potager qui nous fournissait quelques légumes. A cette époque, les ouvriers n'avaient que le dimanche et les jours de fête pour se reposer. Mon père se tenait au jardin après son travail et le dimanche matin. Je l'aidais. J'allais au jardin le jeudi et le dimanche matin. Les jours de classe, je faisais mon travail scolaire.
C'est ainsi que je vécus cette période difficile, triste, douloureuse, dans l'inquiétude du lendemain.
Aussi, je terminerai ce Mémoire par ces mots d'un auteur dont j'ai perdu le nom : "Ah! Que maudite soit la guerre!"

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