La mobilisation.
2 août 1914, je pense que ce jour-là est resté
dans ma mémoire comme le plus ancien de mes souvenirs. J'avais
cinq ans et demi. Ce jour bouleversait ma vie. Mon père était
mobilisé et devait partir dans son lieu d'affectation. Je
fus à la gare avec mes parents, ma tante Célestine
-- la tante de Buzet -- pour voir partir mon père, Placide
et mon oncle, Joseph. le premier partait au 143ème régiment
d'infanterie de ligne, à Carcassonne. le second partait au
15ème d'infanterie à Albi. Beaucoup de monde à
cette gare pour le départ de nombreux mobilisés d'Aiguillon
et des communes environnantes. Beaucoup de pleurs, chez les mères,
les épouses, les fiancées, les enfants. Ces derniers
suivaient, inquiets, pressentant que ce jour n'était pas
comme les autres. Les hommes étaient graves, soucieux. Combien
de ces partants ne sont pas revenus! Je ne revis mon père
que le 19 janvier 1919 après quetre ans et demi de captivité.
Je ne revis jamais mon oncle, porté disparu au Mont Kemmel,
en Belgique, le 13 novembre 1914. Son corps a été
enseveli dans l'eau d'un trou d'obus, ou déchiqueté
par les bombardements, perdu à jamais. Il était devenu
pour toujours "le pauvre Joseph".
Ce jour de la mobilisation et les jours suivants, Aiguillon était
en effervescence. La plupart des hommes valides étaient partis.
Ne restaient que les femmes, les enfants, les jeunes gens, les vieillards,
et enfin ceux que l'on nommait avec quelque mépris "les
embusqués". Ces derniers suscitaient les jalousies et
étaient montrés du doigt. On chechait les raisons
de leur maintien à l'arrière, et un mot les résumait
toutes, le piston.
Les patriotes parcouraient les rues en criant : "A Berlin!
A Berlin!" Un colonel de gendarmerie à la retraite,
nommé le colonel Tasson, demeurant au bas de la rue Marceau,
parcourait les rues à cheval en criant : "A mort Guillaume!
A mort le Kronprinz!" Il ne pouvait pas prévoir que
deux des siens auraient leur nom sur le monument aux Morts de Saint-Pierre-de-Buzet
avec celui de mon oncle.
D'autres, plus réservés, étaient sceptiques
et inquiets. Ils ne disaient rien, par crainte de passer pour des
anti-patriotes, des révolutionnaires, voire des suspects.
C'est dans cette atmosphère que commença la guerre.
La vie dans ma maison.
Ma mère, restée seule avec moi, devait subvenir à
tous nos besoins. Les "allocations", mot magique pour
moi, étaient maigres. Je n'avais que cinq ans et demi et
cette attribution me semblait une espèce de charité
et je me sentais en quelque sorte diminué, humilié
devant ceux qui étaient pour moi d'un rang social plus élevé!
Ce sentiment m'est toujours resté. Les pauvres ont leur fierté
et sont très sensibles à ce point de vue. Fort heureusement
ma mère trouvait du travail comme femme de ménage,
travail pénible, peu payé à l'époque
car le salaire était à la merci de l'employeur, sans
couverture sociale. Aucun organisme n'existait pour défendre
les salariés. Ma mère avait des maisons sûres,
et je me souviens encore de la bonté de certaines familles.
L'on m'offrait parfois le goûter à la sortie de l'école,
quelquefois aussi une paire de sandaless, ou des sabots, ou un tablier
d'écolier, toujours noir.
Pour le Nouvel An, les enfants des pauvres allaient souhaiter la
bonne année chez les riches maisonnées :
-- "Bonjour Madame, je vous souhaite la bonne année
et une bonne santé pour tous!
-- Qui es-tu mon petit?"
Selon le hasard ou l'humeur, la dame nous donnait un sou, quelquefois
deux. En qualité de fils de prisonnier, on me donnait toujours.
Ma mère avait un autre travail, elle cousait des peaux. Un
industriel de l'époque, Monsieur Berthy, propriétaire
d'une usine de chaussures, à l'emplacement actuel du jardin
public de la rue de la République, recevait des peaux de
mouton tannées, prêtes à monter en gilet. C'étaient
les célèbres peaux que revêtaient les poilus,
au front, pour se protéger un peu du froid. On faisait la
queue pour en recevoir un lot. Les protégés en recevaient
plus que les autres. Les ouvrières étaient payées
à la pièce, un maigre salaire sans doute, car on a
toujours su profier de la misère des humbles. Le bruit courait
que cet industriel s'enrichissait aux dépens de ces pauvres
femmes.
Le montage était pénible car les peaux étaient
épaisses et dures. Les doigts étaient endoloris, car,
à force d'enfoncer l'aiguille à longueur de journée,
le dé les blessait. Ma mère travaillait souvent une
partie de la nuit, à la lueur d'une lampe à pétrole.
L'hiver, les mains étaient engourdies et ma mère soufflait
dessus pour les réchauffer. Parfois sa sur, la tante
de Nérac, venait l'aider.
Les ménages et les peaux, voilà le moyen de subsister
de la famille, avec en plus une maigre allocation.
L'école.
A l'école, la Guerre faisait son apparition dans les programmes
: on enseignait le patriotisme. On parlait familièrement
de bombardements, de tirs de barrage, de barrages roulants, de schrapnells,
de fusants, de percutants, de bombes, de mitrailleuses (Saint-Etienne,
Hotchkiss, Maxims). Nous connaissions les divres calibres, 75, 120
longs ou courts, 210, 220, les 77 et les 88 autrichiens ... etc
... enfin, la Grosse Bertha qui bombardait Paris. Les saucisses,
les Zeppelins, les Taube, les Morane, les Nieuport faisaient partie
de notre vocabulaire. Les noms des généraux nous étaient
familiers, ainsi que ceux des héros de la Guerre, comme Guynemer.
Les boyaux, les tranchées, les parapets, les postes d'écoute,
d'observation, les créneaux, les abris, les postes de secours,
tous ces mots envahissaient notre vocabulaire. Nous appenions des
récitations et des chants patriotiques, ainsi que des marches
militaires. Parfois, le corps d'un tué à l'ennemi
était rapatrié et les obsèques donnaient lieu
à des cérémonies patriotiques. L'école
envoyait une délégation et nous assistions à
des scènes pénibles où toute une famille pleurait
un fils, un époux, un père, un fiancé. Quelle
tristesse! Tout cela nous mûrissait et nous ne pouvions profiter
pleinement de l'insouciance de l'enfance. Les instituteurs étaient
en grande partie mobilisés, ils étaient remplacés
par des institutrices. C'est ainsi que j'eus comme maîtresses
Madame Blanchard, Madame Blanc, Mademoiselle Harribey et Mademoiselle
Tolose.
Les jeux.
Les jeux étaient aussi axés sur la guerre. Nous conservions
évidemment les jeux du temps de paix. Billes, toupies, balles
, saute-mouton, barres, marelle. Mais nous étions aussi des
soldats et nous organisions des batailles. Les grands, les forts
étaient des Français, des alliés. Les petits,
les faibles, étaient les Allemands, toujours vaincus, et
baissaient la tête, honteux, à la fin des combats.
Il y avait, fictivement, des blessés, des morts, des prisonniers,
surtout dans le camp prussien. En grandissant, nous passions du
camp des vaincus à celui des vainqueurs, avec fierté.
Les tabliers faisaient parfois les frais de la bataille et les mères
nous grondaient quand elles devaient réparer les dégâts.
Les maîtres ou maîtresses nous calmaient à l'école,
mais il y avait le jeudi, les jours fériés, les vacances
pour nous débrider.
La vie déteignait sur nous et la guerre faisait partie de
notre existence.
L'approvisionnement.
Le rationnement que nous avons connu pendant l'occupation [40-45]
existait déjà pendant la guerre 14-18. Il y avait
des tickets pour le pain, l'huile, le beurre, le lait, le savon,
les pâtes, la viande, le pétrole, les bougies. Le tambour
de ville passait dans les rues pour annoncer la distribution éventuelle
de produits rationnés. Nous recevions parfois des biscuits
que l'on faisait tremper dans de l'eau. Ils gonflaient et devenaient
du pain -- un pain qui nous paraissait excellent et que l'on dégustait
comme un gâteau.
Je me souviens surtout de la vente de viande dite "frigorifiée".
Cela se passait sous la halle. La viande était dure et les
bouchers la découpaient à la scie et au hachoir. Les
favorisés, ceux qui avaient de l'argent, en recevaient en
général plus que les autres, et bénéficiaient
des meilleurs morceaux. Le contrôle n'était pas très
sévère. Si le mot "marché noir" a
fleuri durant l'occupation 40-45, la chose existait pendant la guerre
de 14.
Le pain surtout manquait. Je me souviens très nettement du
premier Janvier 1916, pauvre jour de l'an, ma mère pleurant
à table, assise en face de moi, car elle n'avait pas une
bouchée de pain à me donner. Manque de tickets ou
manque d'argent? Je n'ai jamais posé la question. Mais pensez,
une mère qui n'a pas une bouchée de pain pour son
enfant! Pauvre mère qui se privait tant pour moi sans que
je m'en rende compte. Et moi, trop jeune, insouciant sans doute,
égoïste aussi, sûrement aveugle. je ne comprenais
pas que ma mère se saignait et se privait pour moi. Plus
tard je compris! Et durant l'occupation, ma mère aurait recommencé
à se priver pour nous. Mais j'étais alors un homme
et mon père était là, et je me souvenais de
14-18.
Faits divers.
Parfois, des troupes de passage stationnaient à
Aiguillon. C'était pour nous, enfants, et surtout pour les
garçons, une journée animée et agréable.
Nous allions sur la place, autour de la halle, admirer les cuisines
roulantes et suivre les occupations des cuistots. Dans d'énormes
marmites cuisaient la soupe, les sauces, "la barbaque".
Nous assistions à la distribution du pinard, du jus, car
nous connaissions tous les termes utilisés par les soldats.
Nous connaissions les cabots, les sergents et le juteux. Nous allions
au foirail car là il y avait des chevaux et nous aimions
voir le pansage et le travail des conducteurs. Une ombre au tableau,
les militaires logeaient chez l'habitant. Les officiers chez les
riches, les sous-officiers chez les gens aisés et les soldats
chez les autres. Notre maison se composait d'une grande cuisine
(chaises, table, buffet, une armoire, un lit) et d'une seule chambre
avec deux lits au premier étage.
Malgré les réclamations de ma mère, seule avec
moi, nous devions loger deux soldats qui couchaient dans la cuisine.
Ils arrivaient avec un billet de logement. Ma mère avait
peur, moi aussi, peur des soldats, des fusils, des cartouches, des
baïonnettes. Mais tout s'est toujours passé normalement,
sans incident. C'était une peur quelque peu inexplicable,
mais à cette époque, les gens étaient plus
peureux qu'aujourd'hui. On craignait tout étranger au pays.
Les nouvelles.
Les nouvelles du front étaient rares, tardives. Pas de radio,
pas de téléphone. Les gens lisaient peu les journaux.
Ces derniers étaient d'ailleurs sévèrement
censurés et ne pouvaient donner que des nouvelles officielles,
bien triées, tronquées et surveillées de près.
Deux d'abord, La Dépêche du Midi et la Petite Gironde.
Plus tard, un troisième parut, Le Petit Bleu dénommé
ainsi car sa feuille était effectivement
d'un bleu pastel. Ma mère ne
pouvait se permettre d'en acheter, et nous lisions les nouvelles
dans le journal d'un voisin aisé.
Il y avait aussi parfois, à la mairie, des affiches informant
la population de la conduite de la guerre. Parfois s'y ajoutaient
des listes de prisonniers, de blessés, de tués. Le
tambour de ville parcourait les rues en annonçant l'affichage
de ces listes. Ma mère, mes tantes, moi-même y allions.
C'est ainsi que nous apprîmes que mon oncle Joseph était
porté disparu, que mon autre oncle était blessé,
que mon père était prisonnier en Allemagne. Plus tard,
par la Croix-Rouge, nous eûmes confirmation que mon père
était au camp de Doeberitz, en Prusse. Quelques semaines
après, nous apprîmes que les Aiguillonnais Lamarque,
Roig, Dubreuil, un coiffeur de Port-sainte-Marie nommé Bercenas
et le baron de Ranse -- ce dernier ayant alors sa résidence
à Paris -- étaient prisonniers dans le même
camp.
Lorsqu'une famille recevait des nouvelles, elle en faisait part
aux autres. Et je me souviens d'être allé plusieurs
fois à Port-Sainte-Marie, à pied, avec ma mère,
pour avoir des nouvelles de mon père par l'intermédiaire
de ce coiffeur.
Un jour, sur un coup de tête, excédé par l'attitude
d'un gardien, mon père se révolta. Il fut alors expédié
dans un camp de représailles en Saxe, dans le camp de Saxewedel.
La discipline y était très dure.
Il contracta dans ce camp une grave pleurésie et fut soigné
par un médecin de la marine allemande, lequel, blessé,
assurait le service sanitaire de ce camp.
Pour sa convalescence, mon père fut recueilli dans le château
voisin, propriété de ce médecin. Il y termina
sa captivité comme répétiteur d'espagnol auprès
de la fille de cet officier qui étudiait cette langue, langue
maternelle que mon père utilisait normalement avec ses parents.
Mon père recevait des colis de la Croix-Rouge, de ma mère
et d'une dame de Paris, sorte de marraine de guerre, Madame Bossion.
Nous recevions des lettres de temps à autre, et quelquefois
des photos.
A la mobilisation, mon père ne savait ni lire ni écrire,
n'ayant jamais été à l'école, loué
dès son jeune âge comme domestique agricole. Mais il
y avait avec lui un instituteur prisonnier qui se fit expédier
des livres scolaires. Mon père apprit avec lui à lire
et à écrire. Il en arriva à ne plus avoir besoin
d'un intermédiaire pour lire les lettres de ma mère
et pour écrire les siennes. A son retour, assis à
la table en face de moi, le soir, il étudiait mes propres
leçons et faisait aussi mes devoirs. Je l'aidais de mon mieux.
Il me suivit dans mes études jusqu'à mon certificat
d'études. Aussi, pour lui, l'instruction c'était quelque
chose de sacré. Cet apprentissage de la lecture, de l'écriture,
puis du calcul écrit est sans doute le seul bénéfice
qu'il retira de la guerre.
Les blessés.
Un jour, des blessés arrivèrent à Aiguillon.
J'étais encore à l'école maternelle, annexée
à l'école des filles, au foirail. Cette école
fut réquisitionnée et transformée en hôpital
militaire temporaire. Elle fut déplacée sur les promenades
à l'emplacement de l'actuel Hôtel restaurant de l'Etoile.
C'est là, à la rentrée de Pâques, en
1916, que je fus dirigé vers l'ancienne école primaire
de garçons, annexée à l'école Primaire
Supérieure de l'époque, sur l'emplacement actuel du
Lycée. Elle était dirigée par Monsieur Jean-Emile
Bazin.
Les salles de l'école des filles avait été transformées en salles
d'hôpital. Des dames des familles riches ou aisées servaient à titre
d'infirmières de la Croix-Rouge. Habillées de blanc, elle jetaient
une note particulière dans le village. Car, en ce temps-là,
il n'y avait d'infirmières que dans les hôpitaux de
ville. Nous les admirions et les respections à la fois car
elles étaient à peu près toutes d'une condition
sociale élevée. Les autres devaient travailler pour
vivre.
Nous fréquentions des blessés au foirail, sur la place,
sur les promenades, dans les rues. Nous aimions leur parler. Nous
compatissions à leurs souffrances. Nous écoutions
leurs récits. Mais ces derniers étaient vraissemblablement
tronqués, par ordre. Des affches appelaient à la prudence
: "Taisez-vous. Méfiez-vous. Des oreilles ennemies vous
écoutent." voyait-on sur les panneaux des murs.
Il y avait aussi des blessés à l'hospice, actuellement
la maison de retraite et plus anciennement l'Ecole des filles. Cet
hospice était tenu par des religieuses du couvent de Feugarolles
que l'on rencontrait avec leur grande cornette blanche sur le chemin
de l'Eglise, aux heures des offices.
Les blessés qui pouvaient marcher se promenaient en ville.
Les pansements, les bandages, les béquilles, les voiturettes,
les cnnes attiraient notre attention. Tout nous rappelait cette
horrible guerre, tout nous troublait. Une certaine gravité
nous habitait, nous enveloppait à notre insu. Tristesse des
temps!
Nous reconnaissions les divers grades -- du simple soldat aux officiers.
nous savions difféencier les armes (fantassins, artilleurs,
cavaliers, troupes coloniales) et tous les services de santé
militaire -- médecins, pharmaciens, dentistes, vétérinaires.
L'armée nous était familière. Nous n'étions
pas de vrais enfants. La guerre nous tenait trop. Misère!
Les épidémies.
Il y eut, pendant cette guerre, des épidémies de diphtérie
et de fièvre typhoïde, toujours graves et souvent mortelles.
Et je me souviens de la mort de nombreux Aiguillonnais, adultes
ou enfants. Plusieurs camarades d'école (Henri Castéran,
un fils Tapie) disparurent ainsi, terrassés par le croup
ou la typhoïde. Pour cette dernière,
quand un cas était déclaré, le tambour de ville
passait dans les rues pour conseiller de faire bouillir l'eau de
boisson et celle qui servait au lavage des légumes crus.
La consommation de ces derniers était à éviter.
Il y avait aussi des séances de vaccination anti-variolique
chez le Docteur Nebout, au château de Lunac, et chez le Docteur
Descomps, sur convocation de la Mairie. Les cas de maladies contagieuses
étaient vite connus dans Aiguillon. Ces nouvelles se propageaient
rapidement. Les précautions, alors, se multipliaient. Verdunisation
[désinfection de l'eau par chloration, testé lors
du siège de Verdun en 1916], eau vinaigrée, combustion
de papier d'Arménie dont la fumée et l'odeur chassaient,
prétendait-on, les microbes. On respirait aussi du camphre
dans de petites boîtes, ou dand un sachet pendu au cou par
un lacet. Tous les remèdes ou prétendus tels étaient
utilisés.
Nous avons, ma mère et, moi-même, franchi cette période
sans encombre à ce point de vue, mais non sans précautions.
Ma mère me faisait régulièrement prendre de
l'huile de foie de morue pour éviter le rachitisme, du sirop
dit "dépuratif" pour épurer le sang. Une
ancienne patronne de ma mère, Madame Charbonneau, venait
parfois de Bordeaux à Aiguillon. Elle m'apportait un "fortifiant",
du sirop iodotannique que je prenais avec plaisir -- tant il était
bon! Traditionnellement, après les froids de l'hiver, une
bonne purge achevait de nettoyer le tube digestif. Je prenais ce
jour-là l'affreuse huile de ricin ou "des sels".
Les enfants n'y échappaient pas et chacun subissait cette
purge. A l'école, nous savions qui et quand y passait. On
multipliait ainsi les précautions. Ces mesures portent sans
doute à sourire aujourd'hui mais elles n'étaient peut-être
pas si inutiles.
La tante Célestine.
Cette tante était la veuve du "pauvre Joseph".
Elle habitait aux Menjeons, commune de Saint-Pierre-de-Buzet, à
l'orée des bois, et travaillait la petite propriété
de mon oncle, composée de quelques arpents de terre, de vignes,
de bois et de prés. Elle a exploité cette propriété
durant toute sa vie active. A part les labours -- car elle n'avait
pas de bétail -- elle faisait tout : bêcher, semer,
soigner, récolter. Elle taillait la vigne, la traitait durant
la saison, portait comme un homme la lourde pompe à sulfater.
Toute la famille l'aidait au moment des gros travaux, en particulier
pour les vendanges. Je foulais le raisin, les jambes nues, en dansant
dans le pressoir.
Pendant les vacances, comme j'étais le filleul de son mari,
elle me prenait pendant quelques semaines. Ma mère m'y menait,
depuis Aiguillon, et à pied -- pour économiser l'argent
de la voiture à cheval, le taxi de l'époque, qui assurait
la correspondance Buzet-gare d'Aiguillon. La comparaison avec un
taxi est impropre. Le taxi vous porte où vous voulez, quand
vous voulez. Ici, il s'agissait d'un transport régulier,
à trajet et à heure fixes, donc un courrier.
Ma tante, comme nous, était pauvre. Sa maison se composait
d'une cuisine avec un lit, le sien et d'une chambre à deux
lits. Après, c'étaient le chai, avec cuve et barriques,
des débarras, un grenier. Quelques volailles, mais surtout
un cochon, lequel faisait en quelque sorte partie de la famille.
On le surnommait toujours "le noble" et nous étions
aux petits soins pour lui.
J'aidais ma tante de mon mieux. J'allais chercher le lait à
"Larrabat", le pain et l'épicerie à Saint-Pierre,
toujours à travers bois. Au retour, selon la saison, je cherchais
quelques champignons, car je connaissais les places pour les cèpes,
les champignons des prés, les lactaires. Les chemins étaient
tortueux, et je connaissais chaque arbre, chaque taillis, chaque
buisson. C'étaient mes repères. j'allais aussi à
Buzet, toujours à pied.
Ma tante était très pieuse. A côté de
son lit se trouvait une table de nuit. Au-dessus, encadré,
le portrait de mon oncle, en uniforme. Sur la table, un crucifix,
une statue de la Vierge, un Christ et deux chandeliers. Au milieu,
une plaque émaillée, blanche, avec la photographie
de mon oncle surmontée d'une inscription : "A mon époux
bien aimé, Joseph Augusty, disparu au Mont Kemmel, le 13
novembre 1914." Un peu d'eau bénite, une branche de
buis ou de laurier. Cette plaque est scellée sur la tombe
de ma tante, au cimetière de Saint-Pierre.
Le matin, à midi, le soir, c'était la prière
-- la prière complète, avec toutes les litanies :
"tour d'ivoire, arche d'alliance, maison d'or ..." Je
donnais les répons : "Priez pour nous" ou "Ayez
pitié de nous". C'était long, mais je suivais
ces prières avec patience pour faire plaisir à ma
tante -- et pour mon oncle. Le Dimanche, comme récompense,
je recevais quelque petite pièce et un gâteau.
J'étais heureux aux Menjeons, dans le cadre des bois et la
solitude -- car la maison était loin de toute habitation.
La maison voisine était souvent vide de location. En cas
d'alerte, et pour demander éventuellement du secours, une
grosse corne était à portée de main, sur le
buffet de la cuisine et pouvait être entendue dans d'une maison
située dans le vallon, sur la route de Buzet à Xaintrailles,
chez les Lalibert, à cinq cents mètres environ. Elle
ne fut, à ma connaissance, jamais utilisée, mais elle
nous rassurait, nous étions en sécurité grâce
à elle.
Voilà pour la tante Célestine, les principaux souvenirs
d'une époque lointaine. Elle avait la certitude que son mari
était au Ciel, qu'il la voyait maintenir la propriété
en ordre et qu'il nous protégeait. Sa foi était totale.
Mériterait-elle un jour d'aller au Ciel le retrouver? C'était
son espoir et sa crainte. Cette foi lui a permis de vivre en somme
avec l'espérance qu'un jour...! Heureux ceux qui croient
aussi fermement, simplement, avec cet espoir de l'au-delà.
L'argent.
Au début de la guerre, l'or était encore utilisé
normalement dans les paiements. Je me souviens que ma mère
me donnait indistinctement un billet de banque ou une pièce
d'or pour payer le pain ou de l'épicerie chez Madame Labernie,
au Lot. Puis le gouvernement demanda de verser l'or pour financer
la guerre. Le billet de banque devint roi. Puis les pièces
de bronze disparurent peu à peu, avec les pièces d'argent.
Nous reçûmes alors des tickets en carton --tickets
de cinq centimes, de dix, de vingt-cinq, de cinquante, de un franc
... Ces tickets étaient vite ramollis, sales, presque inutilisables.
Les prix augmentaient peu à peu avec la raréfaction
des denrées. Pour remplacer le beurre, nous avions la margarine,
puis la végétaline. Les bougies, le pétrole
lampant se raréfiaient. On réquisitionnait un peu
tout --le blé, les animaux de boucherie, les porcs, la volaille.
Tout se raréfiait et les prix montaient toujours.
Les Américains;
Un jour le tambour de ville annonça le prochain passage d'un
convoi d'Américains. Aujourd'hui les Américains nous
sont familiers et l'on ne ferait guère attention à
eux. Mais alors, les Américains étaient pour nous,
en quelque sorte, des gens lointains, inconnus -- des êtres
imaginaires, certainement hors série. Nous savions que l'Amérique
était entrée en guerre, à nos côtés.
Nous étions sauvés!
Nous n'aurions jamais imaginé qu'il en passerait à
Aiguillon. Pour nous, c'était un rêve. Tout Aiguillon
attendait, des deux côtés des rues. J'étais
au croisement de la rue Latournerie et de la rue Gambetta. Un grand
cri venu du pont annonça leur arrivée. Nous étions
éblouis! C'était féérique! Des soldats
en kaki, cette couleur nouvelle pour nous, des chapeaux du modèle
adopté plus tard par les boy-scouts. Des bravos, des mains
tendues, des vivats. Des acclamations sans fin. Nous étions
ivres de bruit, de couleurs.
La colonne s'arrête un instant. Un américain me hisse
dans son automobile et m'embrasse! Je suis aux anges mais tremblant
de peur. Ma mère est inquète : son fils dans une auto
d'Américains! Moi, je suis un héros! Mes camarades
m'envient. Longtemps je suis resté "celui qui est monté
dans une auto américaine". Quel succès inespéré!
La colonne s'ébranle de nouveau. fini le rêve.
Les réfugiés.
Toute guerre a ses réfugiés -- familles qui fuient
devant les envahisseurs ou les dangers éventuels. Ces étrangers
venaient du Nord, de l'Est, de Paris. A cette époque, Aiguillon
était moins peuplé qu'aujourd'hui. Les Aiguillonnais
se connaissaient tous, les diverses familles étant à
demeure depuis longtemps. Les réfugiés arrivaient
dans un milieu stabilisé. Ils troublaient un peu la quiétude.
On les reconnaissait immédiatement à leur accent.
Ils parlaient "pointu". Ils avaient un comportement différent
du nôtre. Nous étions nonchalants, ils étaient
pressés. Nous rentrions en nous-mêmes. Une certaine
reserve nous séparait.
Si nous considérions ces réfugiés un peu comme
des étrangeors, les réfugiés eux-mêmes
ne se sentaient pas chez eux. C'était naturel. Ils avaient
quitté leur village, leurs parents, leurs amis, leurs voisins,
pour se retrouver dans un milieu qui n'était pas le leur
et avec des gens qu'ils ne connaissaient pas. Cette situation nouvelle
les troublait.
Quelquefois, entre enfants, il y avait de petits heurts, surtout
avec les Parisiens qui avaient tendance à afficher un air
de supériorité. Souvent ils se moquaient de nous,
ils cherchaient à nous éblouir en nous parlant de
la Tour Eiffel, de la Concorde, de Notre-Dame, du Panthéon.
Bien sûr nous n'avions pas à cette époque voyagé
beaucoup -- les déplacements se faisant surtout à
pied. Aussi, au début, nous rentrions en nous-mêmes
et nous courbions un peu le dos. Cependant, petit à petit,
une certaine compréhension se manifesta et la camaraderie
s'établit. Après la guerre, la plupart de ces réfugiés
partirent. Les quelques rares qui restèrent furent définitivement
pour nous "les parisiens", les "parler-pointu".
L'armistice.
Peu à peu, les nouvelles du front devinrent plus rassurantes.
On évoquait la fin prochaine de cette guerre. On espérait.
Le jour du 11 novembre, avec mon oncle de Nérac, "le
grand Pierre", nous pêchions dans le Lot, à la
Malette, après le vieux moulin, en face de Vinzelles. Soudain,
les deux cloches sonnent à toute volée. Nous comprenons.
Vite, les lignes repliées, nous rentrons. Nous apprenons
la bonne nouvelle. Je pars en ville acheter chez Madame Aymard du
ruban tricolore. Ma mère confectionne une cocarde.
La place était remplie d'une foule joyeuse. On riait. On
chantait. On s'embrassait. On pleurait de joie. C'était féérique!
Mais tout le monde n'était pas là. Ma mère
était restée à la maison. Elle pensait à
son frère, disparu à jamais dans un trou d'obus, un
marécage, un éboulement -- perdu à jamais.
Les parents des tués, les veuves, les orphelins, les fiancées
n'étaient pas de la fête. Des camarades d'école
étaient restés chez eux. Pasquet, Huc, Vincent, Bitaubé.
Ils ne reverraient jamais leur père. La fête ne pouvait
être complète. Trop de deuils. Une certaine tristesse
limitait notre joie -- atténuait notre ivresse.
Le retour du père.
Un jour de Janvier 1919, le 19, nous fûmes avertis du retour
de mon père, dans un train de la fin de l'après-midi.
Je fus mené à la gare par ma tante Antoinette. Ma
mère était alitée.
Je vis un inconnu descendre du train. "C'est ton père,
c'est ton fils André", dit-elle. Nous nous embrassâmes,
émus. J'avais dix ans. Je n'avais de souvenir de lui que
par des photos d'un prisonnier.
Je dis : "C'est vous, mon papa?" Je disais "vous"
car ma grand-mère paternelle, farouche gardienne des coutumes
Aragonaises, ne permettait pas que les enfants tutoient leurs parents.
je n'ai jamais entendu mes parents tutoyer ma grand-mère.
Mon père ne me permit le tutoiement qu'après la mort
de sa mère, en Février 1927. J'avais 18 ans. Mais
ce tutoiement n'est jamais bien passé, et, en moi-même,
et encore, je vouvoie mes parents. Les habitudes de la prime enfance
sont tenaces.
Mon père arrivait d'Allemagne avec un petit pécule.
Il fit venir le médecin. Ma mère n'avait pu le faire,
elle était sans ressources. Mon père était
furieux que la société laisse sans soins une femme
de prisonnier. Ma mère se remit lentement. Il me reste de
ce temps-là une certaine rancur contre ceux qui laissent
les pauvres sans secours -- dans la misère.
Beaucoup d'hommes manquaient à l'appel. Le monument aux morts
en fournit la preuve. Certaines familles avaient perdu plusieurs
membres. Madame Sailhan, directrice de l'école des filles,
avait ses deux fils tués, la famille Vincent aussi, la famille
Lamothe également -- et j'en oublie certainement. Que de
malheurs!
Moi, je me souvenais que mon grand-père, dans son agonie
de la dernière nuit, alors que mon père était
encore prisonnier, n'avait cessé d'appeler son fils du soir
au matin : "Placido! Placido!" J'ai encore cet appel dans
mes oreilles.
Nous manquions d'argent, mais mon père était revenu
et, avec lui, l'espoir de jours meilleurs. Seulement, ces jours
se faisaient attendre, car le travail ne revenait pas vite. Les
ateliers, les usines, étaient encore fermés. Tout
était bouleversé!
Néanmoins, le 21 Février 1919, jour mémorable,
ce fut la fête à la maison. On célébrait
à la fois le retour de mon père et mon dixième
anniversaire. Nous étions heureux. Il me semblait que la
misère avait enfin quitté la maison pour se perdre
dans la rue.
En attendant la réouverture de l'usine, mon père donnait
des journées d'un côté ou de l'autre. Cette
situation dura, me semble-t-il plusieurs mois. Enfin, mon père
fut réembauché à Nicole -- à la carrière
-- et la vie reprit.
Peu à peu, si la pauvreté ne disparut pas, la misère
avait franchi la porte de sortie. Et la vie continua, la vie d'un
ménage d'ouvriers, travailleurs et économes. Mon père
n'allait jamais au café. Pour améliorer notre sort,
il travaillait un jardin potager qui nous fournissait quelques légumes.
A cette époque, les ouvriers n'avaient que le dimanche et
les jours de fête pour se reposer. Mon père se tenait
au jardin après son travail et le dimanche matin. Je l'aidais.
J'allais au jardin le jeudi et le dimanche matin. Les jours de classe,
je faisais mon travail scolaire.
C'est ainsi que je vécus cette période difficile,
triste, douloureuse, dans l'inquiétude du lendemain.
Aussi, je terminerai ce Mémoire par ces mots d'un auteur
dont j'ai perdu le nom : "Ah! Que maudite soit la guerre!"
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