Marie-Thérèse de Vignerod (1636-1704)
(Extrait des Mémoires du Duc de Saint-Simon, hachette 1872, Tome III, année 1704, pages 135,136 et 137)

Ci-dessous, la généalogie de la famille Richelieu, indispensable pour comprendre les relations familiales entre les personnages cités dans le texte de Saint-Simon

Le 18 octobre mourut à Paris la duchesse d'Aiguillon [Marie-Thérèse de Vignerod], soeur du duc de Richelieu [Armand-Jean de Vignerod], qui ne fut jamais mariée. C'étoit une des plus extraordinaires personnes du monde, avec beaucoup d'esprit. Elle fut un mélange de vanité et d'humilité, de grand monde et de retraite, qui dura presque toute sa vie; elle se mit si mal dans ses affaires, qu'elle raccommoda depuis, qu'elle cessa d'avoir un carrosse et des chevaux. Elle auroit pu, quand elle vouloit sortir, se faire mener par quelqu'un ou se faire porter en chaise. Point du tout, elle alloit dans ces chaises à roue qu'on loue, qu'un homme traîne et qu'un petit garçon pousse par derrière, qu'elle prenoit au coin de la rue. En cet équipage, elle s'en alla voir Monsieur qui étoit au Palais-Royal, et dit à son traîneur d'entrer. Les gardes de la porte le repoussèrent; il eut beau dire ce qu'il voulut, il ne put les persuader. Mme d'Aiguillon laissoit disputer en silence. Comme elle se vit éconduite, elle dit tranquillement à son pousseur de la mener dans la rue Saint-Honoré; elle, y arrêta chez le premier marchand de drap, et se fit ajuster à sa porte une housse rouge sur sa vinaigrette, et tout de suite retourna au Palais-Royal. Les gardes de la porte, bien étonnés de voir cet ornement sur une pareille voiture, demandèrent ce que cela vouloit dire. Alors Mme d'Aiguillon se nomma, et avec autorité ordonna à son pousseur d'entrer. Les gardes ne firent plus de difficultés, et elle alla mettre pied à terre au grand degré. Tout le Palais-Royal s'y assembla; et Monsieur, à qui on le conta, se mit à la fenêtre, et toute sa cour, pour voir cette belle voiture houssée. Mme d'Aiguillon la trouva si à son gré qu'elle y laissa sa housse, et s'en servit plusieurs années, ainsi houssée, jusqu'à ce qu'elle pût remettre son carrosse sur pied. Elle prit et quitta plusieurs fois le voile blanc aux filles du Saint-Sacrement de la rue Cassette, à qui elle fit de grands biens, et dont elle faisoit fort la supérieure, sans avoir pu se résoudre à y faire profession; et elle le portoit depuis plusieurs années, lorsqu'elle mourut dans ce monastère à près de soixante-dix ans. Elle avoit encore beaucoup de bien et ne se remaria jamais [bizarre, Saint-Simon, dès la seconde ligne de ce texte dit à juste titre qu'elle ne se maria jamais]. Le marquis de Richelieu [Louis-Armand de Vignerod], fils de son frère [Jean-Baptiste Amador de Vignerod], et cadet du duc de Richelieu [ceci est impossible car Louis-Armand n'avait pas de frère aîné], étoit un homme obscur, ruiné, débauché, qui avoit été longtemps hors du royaume pour avoir enlevé, des filles Sainte-Marie de Chaillot, une fille du duc Mazarin [la fille d'Hortense Mancini], qui s'est depuis rendue fameuse par les désordres et les courses de sa vie errante, belle comme le jour. C'étoit un homme enterré dans la crapule et la plus vile compagnie, quoique avec beaucoup d'esprit, et qu'on ne voyoit ni ne rencontroit jamais nulle part. On l'annonça à Marly à Pontchartrain, comme nous allions nous mettre à table chez lui pour souper. Toute la compagnie en fut extrêmement surprise; on jugea qu'il lui étoit survenu quelque affaire bien pressante, pour laquelle il étoit permis à tout le monde de venir à Marly, par les derrières, chez le ministre à qui on avoit à parler, en s'en allant après tout de suite et ne se montrant point. Tandis que Pontchartrain étoit allé lui parler, j'imaginai que Mme d'Aiguillon étoit morte, qu'il venoit pour faire parler au roi sur le duché, conséquemment qu'il n'y avoit ou point de droit, ou un droit litigieux ; parce qu'un fils de duc, ou un héritier nécessaire, dont le droit est certain est duc d'abord, ne demande aucune permission pour en prendre le nom et le rang, et vient seulement, comme tout autre homme de qualité, faire sa révérence au roi, etc., en manteau long, s'il ne demande la permission de se dispenser de cette cérémonie, comme fait maintenant presque tout le monde, depuis la prostitution des manteaux longs à toutes sortes de gens. En effet, Pontchartrain, de retour, nous dit que la duchesse d'Aiguillon étoit morte, qu'elle avoit fait le marquis de Richelieu son héritier, et qu'il venoit le prier d'obtenir du roi la permission d'être duc et pair. Le roi, à qui il en rendit compte le lendemain, lui ordonna de mander au marquis de Richelieu d'instruire le chancelier de sa prétention, avec lequel Sa Majesté l'examineroit à son retour à Versailles, qui fut peu de jours après. Le fait est que le cardinal de Richelieu avoit obtenu en 1638, une érection nouvelle d'Aiguillon en duché-pairie mâle et femelle, pour sa chère nièce de Combalet et ses enfants, etc., si elle se remarioit , car elle étoit veuve sans enfants d'un Beauvoir du Roure [de Vignerod de Pontcalay], avec la clause inouïe, devant et depuis cette érection, en cas qu'elle n'eût point d'enfants, de choisir qui bon lui sembleroit pour lui faire don du duché d'Aiguillon, en vertu duquel don la personne choisie serait duc ou duchesse d'Aiguillon et pair de France, dont la dignité et la terre passeroit à sa postérité. Mme de Combalet, dès lors duchesse d'Aiguillon, et en portant le nom, mourut en 1675 sans s'être remariée, et fit un testament, par lequel elle exerça le pouvoir que lui donnoit cette clause en faveur de sa nièce, fille de son frère, non mariée, qui en conséquence fut sans difficulté duchesse d'Aiguillon, pair de France, et en porta le nom. Mme de Combalet, que je continue d'appeler ainsi pour la distinguer de sa nièce, fit une longue substitution par son testament du duché d'Aiguillon et de tous ses biens, par laquelle elle ne fait aucune mention de sa dignité qu'en faveur de sa nièce, n'en dit pas un mot sur aucun autre appelé après elle, si elle meurt sans enfants, à la terre et duché d'Aiguillon, d'où je conclus, dans le mémoire que je fis pour le chancelier : 1° Que les lois qui sont exceptions ou extensions du droit commun se prennent à la rigueur, et précisément à la lettre; que la clause extraordinaire et inouïe de choix en faveur de Mme de Combalet n'en porte qu'un et non davantage, encore moins l'étend-elle à la personne par elle choisie pour avoir droit comme elle de faire un nouveau choix à faute d'enfants; 2° ce choix a été fait et consommé par Mme de Combalet en faveur de Mme d'Aiguillon sa nièce, et il a eu tout son effet; 3° que Mme d'Aiguillon, à faute d'enfants, n'a aucun droit de choix, ni de laisser à personne sa dignité, éteinte en elle faute de postérité; 4° que Mme de Combalet, pour qui la clause de choix a été faite, a tellement senti qu'elle n'étoit que pour elle, et que son choix à elle ne se pouvoit répéter par la personne choisie par elle, ni par elle-même Mme de Combalet après le premier, que dans toute l'étendue de sa substitution elle n'a énoncé sa dignité avec le duché d'Aiguillon qu'en faveur de sa nièce; et toutes les fois qu'elle a appelé après elle d'autres substitués au duché d'Aiguillon, elle n'a jamais fait la moindre mention de la dignité, mais uniquement de la possession de la terre; 5° que le choix est consommé dans la personne de Mme d'Aiguillon; qu'elle n'a aucun titre pour en faire un autre; que la clause insolite a sorti son effet et n'a plus d'existence; que Mme d'Aiguillon, morte fille, par conséquent sans postérité, peut disposer de la terre et duché d'Aiguillon comme de ses autres biens, mais non de sa dignité qui est éteinte par le droit commun qui reprend toute sa force sitôt qu'il n'y a plus de loi expresse qui en excepte; 6° que le marquis de Richelieu peut être seigneur et possesseur du duché d'Aiguillon, soit comme appelé à cette substitution par Mme de Combalet sa grand'tante , soit comme héritier testamentaire de Mme d'Aiguillon sa tante, mais qu'il ne peut jamais recueillir d'elle la dignité de duc et pair d'Aiguillon.

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